32 – ILS DISENT QU’IL EST FOU

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L’histoire des épis arrachés dans la ferme d’Eliazin courut de bouche à oreille dans toute la Galilée. Notre groupe était bien connu dans Capharnaüm et les gens parlaient de nous à voix basse sur le marché et sur les places. Les histoires circulaient dans toutes les villes du lac et, bien entendu, vinrent jusqu’à Nazareth.

Suzanne – Marie, Marie… ma chère Marie !

Marie – Qu’y a-t-il, Suzanne ? Et vous ? Mais dites-moi, que s’est-il passé ? Tu as un enfant malade, cousin Simon ?

Simon – Le mien non. Mais le tien… Tu n’es pas encore au courant ?

Marie – Etre au courant de quoi ? Qu’est-il arrivé à Jésus ? Qu’ont-ils fait à mon fils ?

Suzanne – Ce qu’ils vont lui faire si tu ne l’attaches pas avec une corde ?

Marie – Mais, Grand Dieu, dites-moi enfin ce qui s’est passé.

Simon – Lui et le groupe de fainéants qui l’accompagne sont entrés dans la propriété d’Eliazin, le propriétaire le plus puissant de tout le nord. Tu vois le vieux Ananie, le proprio d’ici ? Eh bien c’est un petit chat à côté d’un lion, si on le compare à Eliazin !

Marie – Ils sont entrés dans sa ferme, mais pour quoi faire ?

Simon – Eh bien, tu peux imaginer, ma cousine Marie. Pour arracher des épis. Pour voler. Ton fils est un voleur.

Marie – Mais, qu’est-ce que tu dis ? Comment est-ce possible ?

Simon – Comme je te le dis. Et ce n’est pas le pire. Le comble c’est qu’ils ont fait ça le jour du sabbat.

Suzanne – Jésus a dit au tribunal qu’il ne respecte pas le sabbat parce que ça ne lui dit rien et que les lois sont faites pour lui et non lui pour les lois, qu’il n’en a rien à faire des deux tables de Moïse !

Marie – Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible…

Simon – Il est fou, Marie, il est devenu fou. Je crois que depuis cette pierre que lui a lancée le fils de Rachel, Jésus a la cervelle qui flanche un peu.

Suzanne – Non, voyons, non. La chose a commencé quand il est allé au Jourdain voir cette espèce de chevelu qui baptisait dans la rivière. C’est là qu’a commencé le dérapage. Je te l’avais dit, Marie, ce brunet nous est revenu tout changé de là-bas.

Simon – On dit qu’il a dit que ceux d’en haut seront remplacés par ceux d’en bas. Il pousse les pauvres contre les riches.

Une voisine – Alors il n’est pas fou, bon sang ! C’est juste ce qu’il nous faut, retourner la galette !

Simon – Mais, qui a l’idée de crier ça sur les toits, hein ? Eliazin est allé à la caserne de Capharnaüm pour le dénoncer. Maintenant, il est fiché.

Suzanne – Ma chère Marie : il faut faire quelque chose. Et vite !

Marie – Mais, je ne peux pas croire ce que vous dites, je n’ai jamais enseigné des choses pareilles à mon fils.

Une voisine – Eh bien, alors, il a appris tout ça quand il est sorti d’ici.

Suzanne – Il paraît qu’on l’a vu dans la rue des jasmins, tu sais, toutes ces petites dévergondées… Hum !…

Simon – On l’a même vu s’enivrer à la taverne du quai avec Matthieu, le publicain. Malheur à celui qui s’approche d’un gars comme ça !

Une voisine – Il doit bien y avoir quelque chose avec la femme de ce Matthieu, parce qu’on dit qu’il est souvent rendu chez lui et qu’il y reste tard dans la nuit et même qu’un jour…

Marie – Assez, ça suffit. Ce n’est pas possible, Jésus n’est pas comme ça. Il est peut-être malade.

Une voisine – Malade ? Tu parles ! Je ne savais pas que l’effronterie était une maladie !

Simon – Ce qui se passe c’est qu’il parle beaucoup et ne fait pas grand-chose. Bavarder et laisser tomber le travail, c’est tout ce qu’il a fait depuis qu’il est parti de Nazareth ! Voyons, il t’a apporté beaucoup d’argent à toi, Marie, hein ? Dix deniers pour des lentilles ? Il ne s’occupe même pas de sa mère !

Suzanne – Ce n’est pas ça, Simon, c’est que…

Simon – Le problème est qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Et quand on commence à dire des choses, ma chère cousine, Marie, ton fils est suspect… S’il n’a pas perdu la raison, il est devenu un insolent. Si lui n’est pas un malotru, il s’est joint à une bande de fripouilles et c’est pareil. Veux-tu un conseil ? Va le chercher toi-même.

Suzanne – Voilà, Marie, va le chercher et ramène-le à Nazareth. Qu’il ne sorte plus d’ici. Il a été élevé ici, qu’il reste là. Tu vas voir que la fièvre va vite retomber et que ces histoires de Messie et de Libération vont vite reprendre le chemin du plancher des vaches. C’est ton fils, non ? Tu es bien sa mère ? Il te respectera. Va le chercher, va à Capharnaüm.

Marie – Mais, Suzanne, comment vais-je faire pour le ramener, moi toute seule, par ces chemins ?

Suzanne – Que tes cousins t’accompagnent. N’est-ce pas Simon ?

Simon – Bien sûr, Marie. Nous irons avec toi. Je vais prévenir mon frère Jacob.

Suzanne – Moi aussi, je vais avec vous. Et quand je vais voir ce brunet, je vais lui dire ce que je pense, bon sang, il n’y a pas idée ! Il va se souvenir de moi parce que je vais lui dire deux mots, moi… Ce n’est pas possible, il n’a pas à se comporter comme ça, enfin !…

Le lendemain, avant que le soleil ne commence à chauffer la plaine d’Esdrelon, le groupe de Nazaréens se mit en marche vers Capharnaüm à la recherche de Jésus. Il y avait ses cousins, Suzanne, sa compatriote, un ou deux voisins qui ne voulaient pas perdre une miette de la dispute. Et, parmi eux tous, il y avait Marie, la mère de Jésus, qui retenait ses larmes. C’était une petite paysanne au visage brun.

Marie – Mais, pourquoi ? Pourquoi mon fils me fait-il aussi honte ? Mon Dieu, pourquoi ?

Simon – Ne te tracasse pas, cousine Marie. Par la porte ou par la fenêtre, nous le ferons revenir à Nazareth ! N’aie pas peur. Fais-nous confiance. Ce petit prétentieux va apprendre à obéir à sa famille, diable de diable ! Allez, pressons-nous, Marie.

Le chemin parut très court. La rage les faisait aller de l’avant. Quand ils arrivèrent à Capharnaüm, ils traversèrent la Porte de la Consolation, demandèrent à la première maison du quartier…

Simon – S’il vous plaît, madame… Savez-vous où vit un certain grand barbu, moitié maçon moitié charpentier ?… Il est venu par là il y a quelques mois maintenant…

Une habitante – De qui voulez-vous parler ? De Jésus de Nazareth ?

Marie – C’est cela même. Vous le connaissez, madame ?

La femme – Bien sûr ! Qui ne connaît pas Jésus ici ? Il habite là, chez Zébédée, près de l’embarcadère. Salomé le soigne comme si c’était son enfant.

Marie – Mais sa mère, c’est moi.

La femme – Ce n’est pas vrai ! Et alors, vous venez lui rendre visite ?

Simon – On vient le chercher. Notre cousin est devenu fou.

La femme – Fou non. Par contre, il faut bien dire que ce brunet n’a pas froid aux yeux et il balance ses quatre vérités au rabbin, au propriétaire terrien, et même au gouverneur romain s’il veut s’interposer. Moi, je vous le dis, c’est un prophète.

Un vieux – Un quoi ? Un prophète ? Un paysan un prophète ?

Une voisine – De prophète à fou il n’y a qu’un pas comme vous dites ! Si vous êtes de sa famille, il vaut mieux l’emmener. Depuis que ce sorcier est arrivé, il se passe des choses bien bizarres dans cette ville.

Une vieille – Mais, qu’est-ce que tu racontes, bavarde ? Jésus est un brave homme. N’a-t-il pas soigné Bartholo, hein ? Tu ne te souviens plus ?

Une jeune fille – Quoi ? Qu’il l’a soigné ? Dis plutôt qu’il l’a guéri… Ce Nazaréen doit avoir un accord avec le diable.

Une voisine – Ah oui ? Pas possible ? Et Caleb, le pêcheur ? Ne l’a-t-il pas guéri de sa lèpre ? Et, est-ce qu’il n’a pas redonné à Alep, le marchand de fruit, l’usage de sa main ? Par tous les chérubins du ciel, Jésus est un bon guérisseur !

Un homme – Un guérisseur ! Ah ! Ah ! Laisse-moi rire ! Par les huit pattes de ces chérubins dont tu viens de parler, je te jure que l’unique médecine qu’il sait utiliser c’est de voler le blé du champ des voisins ! Et si vous ne me croyez pas, allez donc demander au vieux Eliazin ?

Une femme – Va te faire foutre ! Notre gars de Nazareth est une brave personne.

Simon – Brave ou pas, nous sommes de sa famille et nous allons l’enlever d’ici et le remmener chez lui. Allez, l’un de vous peut-il nous dire où il se trouve ?

Une voisine – Venez avec moi, je vais vous conduire à la maison de Zébédée !

Un homme – Eh ! Les gars, ne loupez pas ça ! Vite, vite, il va y avoir du grabuge !

La rumeur courut de porte en porte. Les femmes abandonnèrent leur fourneau et leur balai et rejoignirent les Nazaréens. Les hommes qui cherchaient du travail sur la place se levèrent eux aussi et s’en allèrent. Les enfants, comme toujours, couraient devant, faisant des bonds et du bruit par les rues étroites qui sentaient l’oignon et le poisson frit.

Jean – Mais, qu’est-ce que c’est que ce raffut, bon sang de bon sang ? On a tué le roi Hérode ?

Une femme – Eh ! Toi, Jean, on vient chercher l’étranger !

Jean – Qu’est-ce qui se passe ? Ce sont sûrement les soldats qui viennent avec cet orgueilleux d’Eliazin.

Un homme – Non, il n’y a pas de soldats. C’est sa mère qui vient de Nazareth à pied. Elle est avec ses cousins. Il y a toute la famille !

Jésus – Qu’est-ce qu’il y a, Jean, qu’est-ce qui se passe ?

Jean – Tu n’entends pas les gens qui crient, Jésus ? Dehors, il y a ta mère et tous ceux de ta famille.

Jésus – Ma mère ? Mais, qu’est-ce qui s’est passé ?

Une femme – Sors, Nazaréen, on te cherche !

Jésus – Mais, qu’est-ce que c’est que ces cris ? Quelqu’un de Nazareth est-il mort ?

Suzanne – C’est toi qui vas nous tuer à force de tant de soucis, Jésus. C’est incroyable que tu aies pu faire ça à ta mère.

Jésus – Mais, de quoi parles-tu, Suzanne ? Maman, qu’est-ce que c’est que tout ce brouhaha ? Etes-vous devenus fous ?

Suzanne – C’est toi le fou. Peut-on savoir qui t’a appris à voler du blé, hein ? Et à agiter tous ces gens ? A fomenter la révolution des pauvres contre les riches ? Dis-nous ? A t’enivrer avec les publicains et à rendre visite à ce genre de femmes ? Réponds ? Qui t’a appris à vivre comme un fainéant et un vaurien ? Allez, vas-y, réponds !

Simon – Laisse tomber, Suzanne, on verra ça plus tard. Le linge sale se lave en famille. Allez, Marie, dis à ton fils de ramasser ses affaires, et on retourne tout de suite à Nazareth.

Marie – Jésus, mon gars, allez. Reviens avec nous à Nazareth. Ton cousin a raison. Depuis que tu es parti de chez nous, tu n’as fait que des folies. Viens, allons-nous-en.

Mais Jésus ne broncha pas. Il ne sourcilla même pas.

Suzanne – Es-tu sourd ? Tu n’as pas entendu ce que t’a dit ta mère ?

Jésus – Ma mère ? Je regrette, Suzanne. Cette femme qui dit que nous sommes en train de faire des folies ne peut pas être ma mère. Elle lui ressemble, mais ce n’est pas elle. Ma mère n’a jamais prêté l’oreille aux commérages. Ma mère a toujours été courageuse et m’a toujours parlé d’un Dieu qui veut voir ses enfants debout et fiers. Elle m’a appris à être responsable sans me soucier de ce que peuvent dire les autres. Cette femme n’est pas ma mère. Ces gens-là non plus ne sont pas de ma famille. Je n’en reconnais aucun.

Simon – Ne te l’ai-je pas dit, cousine Marie ? Il déraille ! Il dit maintenant qu’il ne nous connaît pas !

Jésus – Non, c’est vrai, je ne sais pas qui vous êtes ! Ma mère et mes frères c’est une autre famille, ceux qui luttent pour la justice et non pas vous qui venez pour empêcher la lutte.

Simon – Arrête tes bêtises maintenant ! Ça suffit ! Quelqu’un pour m’aider à lui mettre ces cordes. Notre parent est devenu fou. Et les fous, il n’y a plus qu’à les attacher !

Jésus – Tu perds ton temps, mon cousin. La vérité ne s’attache pas avec des cordes. La parole de Dieu est comme le vent, on ne l’attache ni avec des chaînes ni avec des cordes. Et les messagers de cette parole doivent être libres aussi, libres comme le vent. S’il y a des choses à dire, nous les dirons, sur tous les toits. Et s’il y a des choses à faire, nous les ferons en plein jour.

Aucune de ces paroles ne parvinrent à convaincre les Nazaréens. Rageurs d’avoir été renvoyés, ils restèrent là, devant chez nous, bien décidés à continuer la lutte. La vérité est que ces mois-là et même après, Jésus fut traité de tous les noms. On l’appelait le fou ou aussi l’ivrogne, le goinfre ou l’empêcheur de tourner en rond. Beaucoup ne le comprenaient plus. Et quand on répare le vieux tissu par un morceau de tissu neuf, ça ne va plus. Quand on met du vin nouveau dans de vieilles outres, elles éclatent.

Matthieu 12,46-50; Marc 3,20-21 y 31-35; Luc 8,19-21.

Commentaires :

1. Marc t Matthieu parlent dans leur évangile des frères et sœurs de Jésus. Ils donnent même le nom de quatre d’entre eux : Simon, Joseph, Judas et Jacques, appelé aussi Jacob (Matthieu 13, 55). Le mot grec employé par les évangélistes est “frère”, une traduction littérale de l’araméen. Mais, dans la langue de Jésus, “frère” sert aussi pour désigner les parents les plus éloignés : neveux, cousins, etc. C’est si vrai que lorsque l’évangile de Jean veut dire que Pierre est le frère d’André, il dit : “frère du même père et de la même mère – il ajoute à “frère” le mot “charnel”, pour qu’il n’y ait aucun doute sur le lien de parenté (Jean 1, 41). Une quantité de faits dans les évangiles et dans la tradition chrétienne, de manière unanime, a transmis que Jésus était l’unique fils de María.

2. La famille était la base de la société juive, une institution de très grande importance pour le peuple d’Israël. Les noyaux familiaux étaient nombreux parce qu’il y avait beaucoup d’enfants et parce que dans un même lieu se côtoyaient plusieurs générations. L’homme était le chef indiscutable. Les parents étaient obligés de s’aider, les liens familiaux étaient très forts et duraient toute la vie. La vénération el respect des enfants envers leurs parents appartenaient à la tradition la plus enracinée dans le peuple. En son temps, que Jésus mette l’engagement avec la justice au-dessus des liens familiaux était tout nouveau.