38 – ÇA S’EST PASSÉ À NAÏM

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XIV- ça s’est passé à Naïm

En ce temps-là, la misère était grande dans tout Israël. Comme une tache d’huile qui s’étend, la faim arriva à toutes les villes du bord du lac et tous les villages de la campagne. Elle entra dans la maison des pauvres et y demeura comme une compagne ingrate le jour et la nuit.

Noémie – Tiens, mon garçon. Contente-toi de ce pain et…

Abel – Contente-toi, contente-toi ! Bon sang ! On travaille d’un bout à l’autre de la journée comme une bête et tout ça pour une bouchée de pain rassis !

Noémie – Ah ! Mon garçon, que puis-je faire ? Il n’y a rien d’autre. On doit de l’argent à tout le monde et personne ne veut nous prêter un seul centime, je n’en peux plus.

Abel – Je ne disais pas ça pour toi, maman ! Mais c’est insupportable… Et demain, il faudra recommencer, recommencer à remplir le grenier de ce vieux grigou d’Eliazim et revenir ici de nuit, avec seulement un croûton à manger. Ce n’est plus une vie, bon sang de bon sang, ce n’est plus une vie !

Noémie – Abel, mon fils, ne dis pas de mal comme ça, Dieu pourrait nous punir.

Abel – Il ne manquerait plus que ça ! On passe notre vie à nous crever et par-dessus le marché Dieu va nous punir ! Eh bien qu’il nous punisse ou qu’il fasse ce qu’il veut, je m’en fous ! Qu’il aille au diable avec Eliazim et tous les autres ! Ah ! Quel malheur… j’ai mal…

Noémie – Mon fils, mon fils, que se passe-t-il ?

Abel – Rien… ce n’est rien, maman. Laisse-moi, je vais me coucher.

Noémie – Tu ne te sens pas bien, mon fils ?

Abel – Je suis fatigué, comme si j’avais été roué de coups de bâton… et j’ai froid par tout le corps…

Noémie – Ah ! Mon Dieu, Seigneur ! Quand te souviendras-tu de nous ? Quand ?

A la tombée de la nuit, le cas d’Abel empira…

Une voisine – Laissze-moi faire, ma chère. Ah ! oui, ce garçon est brûlant de fièvre… et il n’a pas une bonne tête.

Noémie – Ah ! Mon Dieu ! Que dois-je faire ? Que dois-je faire ?

La voisine – Ne perdez pas espoir, ma chère. Ecoutez, je vais de ce pas lui préparer une décoction de citron amer et vous verrez, ça va lui faire du bien.

Noémie – Vous croyez ?

La voisine – Vous allez voir que oui. Bon, et si ça ne marche pas, que faire ? Ne vous tracassez pas, Noémie, quand c’est comme ça personne n’y peut rien.

Cette nuit-là, le médecin vint…

Le médecin – Le garçon est dans un état grave, madame. Ces fièvres lui ont paralysé tout le corps.

Noémie – Cela fait deux jours qu’il ne dit plus rien, docteur. Il ne me reconnaît même plus… Ah ! Mon fils, mon fils !

Le médecin – Je ne peux plus rien pour lui.

Noémie – Il… va mourir ?

Le médecin – La mort est l’affaire de Dieu et non la nôtre à nous médecins.

Noémie – S’il meurt, que vais-je faire ? C’est l’unique fils que j’ai, l’unique.

Le seul fils qu’avait Noémie, était ce garçon. Cela faisait plusieurs années que son mari était mort. Depuis lors, pour élever son fils, Noémie avait travaillé dans les champs, faisant tout ce qu’elle pouvait. Ses mains étaient devenues calleuses et son visage, encore jeune, était couvert de rides. Cette année-là, comme dans beaucoup d’autres maisons en Israël, la faim avait touché la maison de Noémie. Et la faim entraînait la maladie. Et au petit matin de ce jour-là, la mort vint le chercher.

Noémie – Abel, mon fils ! Abel !… Abel !…

La voisine – Ne l’appelle plus, Noémie. Ton garçon est mort.

Noémie – Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible !

Une voisine – Résigne-toi, enfin : Dieu te l’a donné, Dieu te l’a repris.

Noémie – Mais j’en avais besoin ! C’est tout ce que j’avais… Je ne vivais que pour lui ! Maintenant, à quoi bon vivre, à quoi bon ?

La voisine – Résigne-toi, Noémie, aie patience.

Noémie ferma les yeux de son fils Abel et, aidée de ses voisines, elle lava son corps et l’enveloppa dans un linceul blanc et bien propre. Peu de temps après les pleureuses apparurent, c’étaient des femmes qui pleuraient nos défunts et apprenaient ainsi à tout le monde par leurs chants tristes que la mort était passée. Dans toutes les maisons du petit village de Naïm, on avait entendu ce genre de cris de douleur. Et les amis de Noémie vinrent la consoler et préparer l’enterrement de son fils.

Une voisine – Ah ! Ma pauvre Noémie, dire qu’Abel était encore au travail avec toi dans les champs il y a une semaine !… ça a été vraiment rapide !

Noémie – Ce sont les fièvres brunes. Cela fait quatre jours qu’il n’a plus quitté son lit et il ne s’en relèvera plus. Ah ! Mon Dieu ! Ah ! Mon Dieu !

Noémie s’arrachait les cheveux et se griffait le visage, elle était inconsolable. Près du mort, les pleureuses faisaient la même chose. Certains hommes jouaient de la flûte, des vieux airs tristes des veillées de mort. Pendant ce temps-là, d’autres préparaient le brancard où on allait placer le jeune homme pour le porter au cimetière.

Une voisine – C’est le destin, Noémie. Le destin de chacun d’entre nous est écrit dans un grand livre au ciel. Tu auras beau pleurer, tes larmes ne le feront pas revenir. Résous-toi.

Noémie – Je vais être seule ! Je reste seule ! Je n’ai pas de mari pour me donner d’autres enfants ! Ne n’ai pas d’autres enfants qui pourraient me donner des petits enfants ! Mon ventre, mes seins, mes mains ne servent plus à rien ! A rien !

Une voisine – Résigne-toi, voyons, c’est le destin.

Noémie – Pourquoi ? Pourquoi moi ? C’était l’unique fils que j’avais !

Une voisine – Les fièvres brunes sont très mauvaises.

Noémie – Mais il était encore jeune. Il ne devait pas mourir ! Il ne devrait pas être mort !

Une voisine – Résous-toi, voyons, résous-toi…

En ces jours-là de famine, Pierre et moi, nous allâmes avec Jésus jusqu’à Nazareth. Jésus voulait porter à Marie, sa mère, un peu d’argent et voir comment elle allait. Avant de revenir à Capharnaüm, nous passâmes par Naïm. C’est là que vivait un cousin de Jésus, et Marie nous avait donné une commission pour lui. Naïm est un petit village, collé au flanc du mont Gabial, et abrité de près par les hauteurs du mont Thabor. Quand nous nous approchâmes de Naïm, nous entendîmes au loin la triste musique des flûtes et les lamentations des femmes.

Pierre – Ah ! Sapristi ! C’est le troisième mort que nous trouvons sur notre chemin. Depuis que nous sommes partis de Capharnaüm nous ne faisons que rencontrer des enterrements.

Jean – Encore une fois, ça doit être les fièvres brunes. Ce doit être une épidémie.

Jésus – Quelle épidémie ! C’est la faim, Jean, la faim. Les pauvres meurent de faim. Il n’y a pas eu de récolte, les prix se sont envolés, les impôts aussi. Avec tout cela, les gens ne peuvent que mourir ! Et on appelle ça les fièvres brunes !

Sur le chemin qui sort du village, l’enterrement s’approchait de nous. Devant nous, les pleureuses, vêtues de sac, se frappaient la poitrine dénudée avec force et tiraient sur leurs cheveux tout en criant de manière angoissante. Derrière elles, porté par quatre hommes sur un brancard, le mort, enveloppé dans un linceul blanc. On le vit alors. Il était jeune, c’était un enfant. Il n’avait encore pas de barbe. A côté, celle qui était sans doute sa mère, le visage tout griffé, pleurait et déchirait ses vêtements en levant les bras au ciel. Beaucoup d’hommes et de femmes du village l’accompagnaient. Quand le cortège passa près de nous, nous nous joignîmes à eux.

Une voisine – Ah ! Mon Dieu ! Pauvre Noémie ! Pauvre Noémie !

Jean – Qui est mort, s’il vous plaît ?

Un voisin – Abel, le fils de Noémie. Sa mère est veuve depuis six ans. C’était son unique enfant. Quel malheur ! Mourir si jeune !

Jésus – Ce garçon n’aurait pas dû mourir.

Une voisine – Bien sûr qu’il n’aurait pas dû mourir ! Ce sont les fièvres brunes ! Cette maladie ne pardonne pas. Ah ! Mon Dieu ! Ah ! Seigneur !

Le cortège avançait par le chemin étroit et poussiéreux qui borde la colline de Naïm et s’en allait au fond vers le petit cimetière.

Une voisine – Il est mort ce matin, au lever du soleil !

Jésus – Il n’est pas mort, voyons. Ne dis pas qu’il est mort. Dis qu’on l’a tué. Oui, oui, ce garçon a été tué par ceux qui ont fait flambé les prix des quelques quantités de blé qui restaient après la pluie ! Il a été tué par ceux qui continuent à s’enrichir alors que les fils d’Israël meurent de faim !

Ceux qui étaient en fin de cortège se tournèrent vers Jésus qui venait de dire ces mots en forçant la voix au-dessus des bruits de lamentations et des airs de flûtes. A ce moment, la confusion parcourut toute la caravane et ceux qui portaient le mort s’arrêtèrent aussi. Tous nous regardaient.

Un voisin – Mais, qu’est-ce que crient ces étrangers, là-bas derrière, plus de respect, franchement !

Une voisine – Cet homme dit qu’Abel a été tué, que ça n’a pas été les fièvres brunes ni aucune autre fièvre mais qu’il est mort de faim.

Une parente – Et qu’est-ce que ça change ? Il est mort, il est mort, point.

Noémie – Mon fils, ah ! Mon fils !

Un voisin – Avancez ! Tout ça, ce ne sont que des palabres ! Allez, continuez à jouer de la flûte !

Noémie – Mon Dieu ! Pourquoi me l’as-tu pris ? Pourquoi ?

Jésus, sans dire un mot, commença à se frayer un passage entre les joueurs de flûtes et les paysans de Naïm. Pierre et moi, nous le suivîmes. Quand nous arrivâmes près de la mère du garçon, Jésus s’arrêta et commença à prier à voix basse la prière des morts d’Israël. A côté de lui, les pleureuses continuaient à pleurer. Elles faisaient leur office.

Noémie – Mon fils ! Mon fils est mort ! C’était l’unique fils que j’avais !

Une voisine – Et vous, qu’est-ce que vous venez faire à troubler notre enterrement ?

Jésus s’approcha de la mère du garçon…

Jésus – Allons, ma fille, ne pleure plus.

Les yeux de Noémie, pleins de larmes, cessèrent de regarder vers le ciel fermé et noir et se tournèrent vers Jésus.

Noémie – J’ai perdu tout ce que j’avais ! Tout !

Une voisine – Allons Noémie, résous-toi.

Noémie – Je ne veux pas… Il n’est pas mort, ce n’est pas possible ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas.

Jésus – Dieu non plus ne veut pas que ton fils soit mort. Dieu non plus ne se résout pas.

Jean – Allons, Jésus, allons-nous-en d’ici. Nous ne pouvons rien faire.

Jésus – Non, Jean, laisse-moi le voir…

Alors, Jésus s’approcha du brancard ou reposait le jeune homme mort et resta là à le regarder. Lui aussi avait des larmes dans les yeux. Les pleureuses entourèrent le cadavre, les cheveux en bataille, elles lançaient des cris de douleur. Elles ne cessaient de se lamenter.

Jésus – Comment s’appelait ton fils ?

Noémie – Abel, il s’appelait Abel.

Jésus – Tiens donc, Abel… L’histoire se répète. Abel… Où sont les Caïn qui t’ont tué ? Jusques-à quand, Dieu d’Israël ? Jusques-à quand vas-tu rester sourd au cri de tant d’enfants qui meurent de faim ? Jusques-à quand nos mères vont- elles pleurer leurs fils qui meurent avant l’âge ? Le sang de cet Abel clame vers Dieu depuis la terre. Ce garçon n’aurait pas dû mourir, il n’a pas pu mourir. Abel, lève-toi, Abel !

Jésus se pencha sur le jeune homme mort, le prit par un bras et le releva. Et Abel ouvrit les yeux, des yeux tout grands, effrayés, comme si ce jeune homme se réveillait d’un long cauchemar.

Noémie – Mon fils, mon fils !

En voyant cela, les hommes qui portaient le brancard, le posèrent par terre et s’enfuirent en courant. Ils étaient fous. Derrière eux, les pleureuses couraient aussi, ainsi que les joueurs de flûtes et les habitants de Naïm. Ils couraient et criaient épouvantés. Pierre était blanc comme la poussière du chemin et moi, j’avais les jambes qui tremblaient. Il ne resta avec nous que la mère qui regardait son fils avec des yeux encore pleins de larmes, sans oser le toucher.

Noémie – Abel, Abel, mon fils !

Jésus semblait fatigué, comme s’il venait de mener une rude bataille. Dans toute la Galilée on apprit très vite ce qui s’était passé à Naïm. Et les gens disaient : Nous avons un prophète parmi nous. Dieu est venu aider son peuple.”

Luc 7,11-17

Commentaires :

1. Naïm était une petite ville située à 15 km de Nazareth, sur les pentes du mont Gabial et surveillée par les hauteurs du mont Thabor. Son nom signifie “Jolie”. Actuellement, une petite église franciscaine rappelle le passe de Jésus dans ce village.

2. Non seulement les voisins et les parents pleuraient, mais aussi les pleureuses qui avaient comme profession de pleurer aux enterrements et recevaient de l’argent pour cela. Les Israélites exprimaient leur douleur devant la mort par différents geste comme celui de déchirer ses vêtements, laisser les cheveux détachés, se frapper la poitrine, se jeter de la cendre sur la tête. Dès qu’on apprenait la mort de quelqu’un jusqu’à sa mise en terre, c’est-à- dire habituellement huit heures après la mort, on pleurait le défunt selon les pleurs rituels, souvent bruyants. Lors de la veillée funèbre et de l’enterrement il y avait généralement des joueurs de flûte. Les familiers hommes portaient le cadavre dans un cercueil ou sur des brancards, et les femmes marchaient devant. Les pleureuses pleuraient, criaient et chantaient des lamentations, qui commençaient presque toujours par des “Aïe, quel malheur”. Même après l’enterrement, ces lamentations se poursuivaient pendant sept jours, le temps du deuil en Israël.