58 – DEVANT LA SYNAGOGUE DE CAPHARNAUM

Radioclip en texto sin audio grabado.

Ce jour-là était un jour de Sabbat. Et comme tous ces jours de Sabbat, nous nous retrouvâmes dans la synagogue de Capharnaüm. (1) Beaucoup de ceux qui avaient mangé avec nous à Bethsaïde, quand nous avions partagé les pains et les poissons, étaient dans l’assemblée. Il y avait aussi beaucoup de familles de prisonniers et quelques mendiants. Après les prières rituelles, Phanuel, un des propriétaires les plus riches de la ville, se leva pour faire la lecture. (2)

Phanuel – “Alors, il apparut dans le désert une fine croûte, quelque chose de granuleux semblable à du givre. Et Moïse dit aux enfants d’Israël : Ceci est la manne, le pain que Dieu nous donne comme aliment. Voilà ce que Dieu nous envoie : que chacun ramasse ce dont il a besoin pour lui et pour sa famille. C’est ce que firent les fils d’Israël. Mais les uns ramassèrent beaucoup et d’autres très peu. Alors, tout fut mesuré pour que celui qui en avait beaucoup n’ait rien de trop et celui qui en avait peu ne manque de rien. Ainsi tout le monde avait ce qu’il fallait pour vivre. Moïse dit aussi : “Que personne ne garde de manne pour le lendemain. (3) Mais quelques-uns n’obéirent pas à Moïse et commencèrent à en conserver et à accaparer la nourriture. Mais celle-ci se remplit de vers et devint infect. Moïse avait demandé à ce que chacun ne recueille que ce dont il avait besoin pour sa subsistance.” Ceci est la parole de Dieu dans le livre saint de la Loi !

Tous – Amen ! Amen !

Alors, le rabbin Eliab, de sa voix toujours aussi criarde, s’adressa à tous ceux qui étaient dans la synagogue…

Le rabbin – Frères, qui veut venir expliquer cette lecture ? Allez, allez, n’ayez pas honte de faire un commentaire sur ces paroles saintes que nous venons d’entendre.

Amos, un des nombreux salariés de la propriété de Phanuel, rompit le silence.

Amos – Celui qui devrait avoir honte, c’est celui qui vient de lire ! Je ne veux pas faire de commentaires ! Je veux juste crier à ce vieux radin : ‘Accomplis la parole que tu viens de lire !’ Ecoutez vous tous et dites-moi si j’ai raison ou pas : Phanuel ne m’a pas payé un seul centime depuis au moins quatre lunes. Je me tue au travail dans sa propriété et lui ne me paie rien… Voleur !

Le rabbin – Tais-toi et va protester ailleurs ! Ici, ce n’est pas un tribunal, c’est la maison de Dieu !

Amos – Mais si on ne m’écoute pas au tribunal, où vais-je aller moi, hein ?

Le rabbin – Tais-toi, te dis-je ! Je répète : y a-t-il quelqu’un pour commenter la parole de Dieu que nous venons d’entendre ?

Siméon – Oui, oui, je veux bien, rabbin !

Tous les yeux se tournèrent vers ce bossu de Siméon, un pauvre homme qui vivait près du marché.

Le rabbin – Qu’as-tu à dire ?

Siméon – Bon, en réalité, je n’ai rien à dire. Moïse l’a dit avant moi. Vous l’avez entendu, non ? Que personne n’ait en trop, que personne ne manque. Que personne n’ait de pain en trop et que personne n’en ait pas. C’est la loi de Moïse. Moi, je suis fils de Moïse, n’est-ce pas ? Et celui-là aussi, don Eliazim. Alors pourquoi a-t-il ses greniers pleins à craquer de blé et d’orge, quand moi, je crève de faim, hein, dites-moi ?

Le rabbin – Tais-toi, toi aussi, impertinent ! Ce que tu dis n’a rien à voir avec la parole de Dieu. Si tu veux parler de politique, va-t’en à la taverne.

Siméon – Je ne fais pas de politique, rabbin, je dis juste que mes enfants n’ont pas de quoi manger.

Le rabbin – Manger, manger, vous ne pensez qu’à manger. Frères, nous sommes ici dans la maison de Dieu. Oubliez un instant vos soucis matériels et parlons des choses de l’esprit.

Une femme – Bien sûr, toi, tu manges quelque chose de chaud tous les jours ! Si tu avais faim, tu vendrais ton esprit pour un plat de lentilles !

Le rabbin – Mettez-moi cette bavarde hors de la synagogue ! Je ne permettrai aucun manque de respect dans ce saint lieu ! Bon… Parlons de choses saintes, du pain divin, de la manne. Comme nous a dit la lecture, la manne tombait du ciel sur les Israélites…

Une femme – Très bien, mais nous, ce qui nous tombe dessus ce sont les coups de bâtons des gardes ! Mes deux fils sont en prison depuis une semaine, on les a frappés comme des chiens ! Et vous savez pourquoi ? Parce que cette canaille de Sadducéen que voici, s’est plainte d’eux ! Oui, oui, Gédéon, c’est toi ! Ne détourne pas le regard, tout le monde le sait ici, espèce de traître !

Le rabbin – Mais, qu’est-ce qui se passe ici, hein ? Qu’est-ce que vous êtes venus faire ? Prier ou déranger quelques frères de la communauté ?

Amos – Des frères ? Comment peut-il être mon frère l’usurier qui, tout juste hier, m’a attrapé par le cou pour que je paie ses putains d’intérêts ? Oui, toi, Ruben, ne te cache pas, c’est toi !

Le rabbin – ça suffit ! Ça suffit ! C’est la maison de Dieu ici ! Et, dans la maison de Dieu, on vient prier !

Siméon – Mais, rabbin, tu ne comprends donc pas ce que nous sommes en train de dire ? Comment peuvent prier ensemble le lion et la brebis ? Le lion demande à Dieu d’endormir les brebis pour pouvoir les manger. Et la brebis aussi demande à Dieu d’endormir le lion pour pouvoir lui couper la crinière !

Amos – Bien parlé, Siméon ! Comment vais-je pouvoir prier à côté de don Eliazim, je n’ai même pas un centimètre carré de terre pour ma tombe ! Il doit bien en avoir un qui en a en trop !

Un homme – Le vieux Berequias me vole vingt deniers, il corrompt les juges et les juges me volent encore vingt deniers de plus ! Et je vais prier avec lui sous le même toit ? Je dis la même chose que mon compatriote : un des deux a trop !

Un autre homme – Oui, oui, il faut le dire bien clairement, qu’on comprenne bien une fois pour toutes ! Regarde-moi celui-là avec sa tête de sainte nitouche… Avec le blé que tu as emmagasiné, on pourrait nourrir quarante familles dans ce village ! Et avec les colliers de ta femme, on pourrait réparer toutes les maisons du quartier ! Je dis la même chose que les autres : c’est eux ou nous !

Le vacarme monta comme la marée. Les doigts accusateurs se levaient et nous ouvrions la bouche sans crainte pour nous plaindre des abus que commettaient les grands de Capharnaüm. Alors, le rabbin Eliab, rouge de colère, monta sur l’estrade des lectures et se mit à crier…

Le rabbin – C’est vous qui êtes en trop, bande de maudits ! Vous ne respectez pas la parole de Dieu et vous ne pensez qu’à faire de la politique ! Oui, oui, je sais bien ce qui se passe ! C’est la même chose que l’autre jour avec les épis ! Un agitateur vous a bourré la cervelle et vous a fait rêver. Je connais bien cet homme. Il est là, parmi vous. Mais, écoutez-moi bien, je ne le répéterai pas : ou bien vous vous taisez ou bien je mets tout le monde dehors !

Jésus – Ce ne sera pas la peine, rabbin, on s’en va. Il y a quelqu’un en trop.

Jésus se leva, fit demi-tour et sortit de la synagogue.

Le rabbin – C’est toi, maudit, c’est toi ! C’est toi le coupable de tout cela ! Tu as divisé la communauté ! Mais tu paieras pour tout cela, espèce de rebelle !

Derrière Jésus, nous sortîmes, nous aussi, tous ceux du groupe. Puis, les paysans, les salariés d’Eliazim, les employés que Phanuel ne payait pas, les femmes des prisonniers et plein d’autres, abandonnèrent en silence la maison de Dieu. Quelque temps plus tard, dans la synagogue, il ne restait plus que le rabbin Eliab qui faisait les cent pas sur l’estrade, les dents et les poings serrés. Restèrent aussi les amis du propriétaire et les usuriers. Quelques-autres, par crainte de la malédiction du rabbin, n’osèrent pas sortir. Dehors, dans un coin de la place, tout le monde entourait Jésus.

Une vieille femme – Dis-donc, toi, le Nazaréen, on a peut-être mal agi en sortant de la synagogue comme ça ?

Jésus – Non, grand-mère, ne vous tracassez pas. Le prophète Jérémie a dû, lui aussi, se placer devant les portes du temple pour se plaindre que la Maison de Dieu était devenue une caverne de voleurs.

Un homme – Et maintenant, Jésus, qu’est-ce qui va se passer ?

Jésus – Comme toujours, mon ami. Ils font leurs coups en douce. Nous nous plaignons, et ils disent que nous sommes les agitateurs, que nous semons la discorde dans la communauté. Pendant ce temps, eux font les innocents des agneaux qui viennent de naître. Il ne faut pas se laisser abuser. Ce n’est qu’un masque. Au-dedans, ce sont des loups aux dents longues et pointues. Ce qu’ils veulent, c’est tout prendre, tout garder pour eux.

Une femme – Et nous, que devons-nous faire, alors, Jésus ?

Jésus – Le contraire de ce qu’ils font : partager. Dieu nous demande cela, partager. C’est ce que Moïse a écrit : personne ne doit avoir trop quand les autres sont dans le besoin. C’est cela le signe que le Royaume de Dieu a commencé parmi nous. Ecoutez bien, mes amis : comment se fait-il qu’hier, il y ait eu du pain pour tout le monde ? Parce qu’en partageant, tous peuvent avoir quelque chose. Voilà la volonté de Dieu. Si nous partageons le pain ici-bas, Dieu partagera avec nous la vie éternelle. Si nous partageons sur la terre, Dieu nous donnera un pain encore meilleur, un pain du ciel, comme cette manne qui tombait dans le désert.

Un homme – Ecoute, où peut-on obtenir ce pain du ciel ?

Jésus – Laisse cela pour le moment, Siméon. Il faut d’abord partager le pain de la terre, ne crois-tu pas ?

Pendant que Jésus parlait dehors, le propriétaire Eliazim sortit de la synagogue et s’approcha de notre groupe en nous menaçant du poing.

Eliazim – Ecoutez bien, vous tous ! Tout cela est intolérable ! Le rabbin a déjà donné son accord. Je vais tout de suite à la caserne porter plainte contre vous tous. Et d’abord contre toi, Nazaréen, c’est toi le chef de toute cette agitation !

Une femme – Qui se sent morveux, qu’il se mouche ! Tu t’es senti visé ?

Eliazim – Vous pouvez bien rire, imbéciles ! Quand les soldats viendront et qu’ils vous feront prisonniers, quand ils viendront prendre vos fils et les fouetteront sur la colonne et qu’ils les cloueront sur la croix romaine, vous n’aurez plus envie de rire ! Ne dites pas après que vous n’avez pas été prévenus !

Il y eut un grand silence, chargé de mauvais présages. Les menaces d’Eliazim glacèrent nos rires sur nos lèvres. C’était vrai. Les Romains ne pardonnaient rien. Tous les jours, de nouvelles croix étaient levées dans tout le pays pour étouffer toute protestation de la part des pauvres d’Israël.

Un homme – Bon, mes amis, on va laisser ces conversations pour une autre fois, n’est-ce pas ?

Une femme – Oui, il se fait tard… Enfin, adieu tout le monde !

Amos – Moi aussi, je dois m’en aller… Nous nous verrons une autre fois…

Un à un, comme ils étaient sortis de la synagogue, ils s’en allèrent chez eux.

Jacques – Bande de peureux, voilà ce que vous êtes, des poules mouillées !

Jésus – C’est vrai, Jacques, à l’heure de la vérité, nous avons tous peur. Personne n’aime risquer sa peau. Mais il le faut. Nous devons partager notre pain. (4) Nous devons partager notre corps et notre sang. Beaucoup d’entre nous serons déchirés dans leur chair comme on rompt le pain. Ils verseront leur sang comme on verse le vin. Alors, lorsque nous donnerons notre vie pour notre peuple, nous serons alors dignes de Dieu.

Jean – Bon, Jésus, c’est facile à dire en paroles, mais… mais c’est dur à avaler.

Un gamin – Les soldats, les soldats arrivent ! Partez, partez, ils viennent avec des lances et des gourdins !

Beaucoup se mirent à courir en entendant les soldats arriver. Nous aussi, nous nous regardâmes avec inquiétude.

Pierre – Bon, Jésus… donc… donc…

Jésus – Qu’y a-t-il, Pierre ? Tu veux partir ? Vas-y. Vous voulez partir, tous ?

Pierre – Bon, on veut, on veut… Bon, Brunet, c’est bon, on reste. Ce que tu as dit, c’est la vérité. Ce qu’il y a, c’est que cette vérité est dure à digérer, c’est comme une arête de poisson.

Jésus – Nous sommes treize. L’un de nous peut venir à manquer. C’est pour cela que nous devons nous aider les uns les autres… Et que Dieu nous donne la force de tout partager… même la peur !

Pierre – Les soldats arrivent, Jésus !

Un soldat – Et vous, dispersez-vous, dispersez-vous ! Nous n’accepterons aucun désordre. Allez, allez, oust… Et, toi, Nazaréen, attention, fais bien attention à ce que tu fais. Nous sommes au courant de tout, tu m’entends ? Toi et ceux de ton groupe, vous êtes tous fichés. Allez, allez, retournez chez vous.

Par chance, les soldats ne firent pas cas de la plainte d’Eliazim. Ils nous laissèrent partir sans problème. Tout cela arriva un jour de sabbat, le jour du repos, face à la synagogue de Capharnaüm.

Jean 6,22-71

Commentaires :

Ce n’est qu’à la fin du siècle dernier qu’on découvrit les ruines de la synagogue de Capharnaüm. Près de 400 ans après la mort de Jésus, Capharnaüm fut détruite, et tous les lieux du temps de Jésus restèrent abandonnés petit à petit et furent réduits à quelques vestiges. Une des tâches qui a demandé le plus grand soin après la découverte des ruines fut la restauration de la synagogue. Ce n’était pas celle que Jésus avait connue mais elle était construite sur l’emplacement de celle-ci. L’édifice actuel est du 4ième siècle, très grand, avec de grosses colonnes et de belles décorations sur les murs. Elle est tout près de la maison de Pierre.

Durant le culte qu’on célébrait chaque sabbat à la synagogue, là où Jésus allait habituellement avec ses compatriotes, on faisait la lecture d’un extrait des Ecritures et les assistants eux-mêmes pouvaient la commenter. Ni la lecture ni le commentaire n’étaient des taches réservées au rabbin. Les femmes n’avaient pas le droit de parler à la synagogue.

La manne ou “le pain venu du ciel” fut l’aliment que les Israélites trouvèrent dans le désert durant leur marche vers la Terre Promise. Les normes données par Dieu pour la récolte de la manne tentaient d’éviter le cumul et l’inégalité dans le partage de la nourriture pour que tous aient quelque chose. (Exode 16).

Le partage est une consigne habituelle dans le message de Jésus et c’est pour cela, que le lien entre la célébration de l’eucharistie et la pratique de la justice a été une question aussi ancienne que le christianisme. Paul affirmait que là où il y avait de l’inégalité et que celle-ci était évidente, on ne pouvait pas célébrer l’eucharistie, sinon c’était un acte condamné par le Seigneur. Il a dénoncé ces cas de façon virulente (1 Corinthiens 11, 17-34).

Dans les premiers siècles du christianisme il existait une grande sensibilité autour de cette relation eucharistie-justice et ne célébraient l’eucharistie et ne partageaient le pain que ceux qui mettaient d’abord leurs biens en commun avec tous leurs frères. L’évêque avait obligation de veiller sur ceux qui apportaient les offrandes à la messe. S’il s’agissait de personnes qui opprimaient les pauvres, il ne recevait rien de leur part. (Constitution Apostolique II, 17, 1-5 et III, 8 et IV, 5-9). On suivait cela si rigoureusement qu’au IIIe siècle, la Disdascalie indiqua que si pour alimenter les pauvres il n’y avait pas d’autre moyen que celui de recevoir de l’argent des riches qui commettaient des injustices, il valait mieux laisser les communautés mourir de faim (Didascalie IV 8,2). Tout au long des siècles, des dispositions de ce genre se multiplièrent dans les écrits des saints Pères et dans les communautés chrétiennes de nombreux lieux distincts. Ce n’est qu’à partir du IXe siècle que tout cela fut oublié et qu’on commença à mettre l’accent sur la seule présence réelle du Christ dans le pain eucharistique et sur les explications d’un si grand mystère, perdant de vue la lien du rite de l’eucharistie avec la pratique de la justice sociale

Les prophètes d’Israël inaugurèrent la tradition de relier le culte à Dieu et la pratique de la justice. Devant les portes même du Temple de Jérusalem, le prophète Jérémie scandalisa les hommes religieux de son temps et le roi lui-même en dénonçant la fausse sécurité de ceux qui s’emparaient du culte en oubliant leurs devoirs de justice (Jérémie 7, 1-15 ; 26, 1-24). Avec cette liberté, caractéristique des grands prophètes, Jésus remet la justice avant le culte et dans le lieu saint parlait de ce qui était le plus sacré pour Dieu : la vie des êtres humains, l’égalité entre eux. Ainsi, il disait que personne ne pouvait porter d’offrandes à autel en ayant des dettes envers un autre homme, il fallait d’abord la réconciliation entre les hommes avant de rendre un culte à Dieu (Matthieu 5, 23-24).