69 – LES QUESTIONS D’ISMAEL
Au pied du mont Thabor, il existe un petit village entouré de palmiers appelé Dabbouriya, en souvenir de Déborah, cette femme courageuse qui lutta pour libérer son peuple. (1) C’est à Dabbouriya que vivait Ismaël. Il avait un atelier de cuir et un fils unique, Alexandre. Ce jour-là, il y avait une fête chez Ismaël. Son fils était promis en mariage à Ruth, une jeune et belle voisine. La fête de la noce allait être fixée.
Une femme – C’est sûr, cette fille a de la chance. Alexandre est un bon parti pour elle.
Une habitante – Ah ! Tu peux le dire ! Un brave gars, travailleur et un père très religieux, n’est-ce pas ?
Une femme – Que Dieu les bénisse et qu’ils soient heureux à jamais !
Alexandre dansait dans la ronde des hommes. Ses compagnons le poussèrent au centre et commencèrent à applaudir pour qu’il chante un couplet à sa fiancée. C’était un garçon grand et costaud, plein de vie…
Alexandre – Les étoiles sont belles
elles brillent dans le ciel
Mais plus grande est ma joie
ma chérie… Ah ! Ah ! Ah !
Tout à coup, foudroyé par un éclair, Alexandre s’écroula par terre, agitant les jambes et crachant de l’écume. Ses compagnons se jetèrent sur lui sans savoir comment lui venir en aide.
Un ami – Vite, prévenez le vieil Ismaël ! Son fils vient d’avoir une attaque !
Une femme – Alexandre s’est trouvé mal !
L’ami – Mais, grand Dieu, laissez-le respirer ! Ne poussez pas !
Une voisine – Il s’est calmé. Allez, Ismaël, aidez-moi à le ramener chez lui… Pauvre garçon !
Ismaël – ça lui est déjà arrivé quand il était gamin. Je croyais qu’il était guéri et, voyez, aujourd’hui, précisément, alors qu’on allait annoncer son mariage…
La voisine – Ne t’en fais pas, Ismaël. Si Dieu le veut, ça ne se reproduira pas. Aie confiance.
Ismaël – Oui, j’espère. Que Dieu t’entende, Sarah, que Dieu t’entende…
Mais, à partir de ce moment-là, la maladie s’aggrava. Les attaques se répétèrent. (2) Durant les repas, dans l’atelier de cuir où il travaillait avec son père, dans les rues du village, à n’importe quel moment, toujours par surprise, Alexandre s’arrêtait net. On lui voyait le blanc des yeux, il sautait comme blessé par un coup de fouet et s’écroulait en grinçant des dents et en se tordant de telle façon que quatre hommes ne parvenaient pas à le tenir. Puis, il se relevait, très fatigué, ne se souvenant de rien.
Ismaël – Mon Dieu, aide-moi ! C’est mon fils unique, mon unique joie ! Soigne-le, Seigneur. Je te le demande, je t’en supplie de toutes mes forces… Est-ce vrai que ces attaques sont les dernières ?
Toutes les nuits, c’était la même prière. Et puis, toujours la même désillusion. La maladie d’Alexandre empirait.
Le médecin – Je regrette, Ismaël, mais nous ne savons quoi vous dire.
Ismaël – Vous avez étudié, vous devez bien connaître un remède, une herbe…
Le médecin – C’est une maladie si grave que nous ne savons même pas comment elle s’appelle. Elle est si grave que seul le diable a pu inventer une chose semblable.
Ismaël – Mais, vous êtes médecins, non !
Le médecin – Ismaël, la maladie est bien antérieure à la médecine. Elle a une longueur d’avance.
Une voisine – Résigne-toi, Ismaël, ainsi va la vie.
Ismaël – Résigne-toi, résigne-toi ! C’est facile à dire tant que c’est le fils d’un autre…
La voisine – Bon, d’accord, mais maintenant, on fait quoi ? Continuer à agiter l’aiguillon pour que la piqûre fasse encore plus mal ? Tu n’es pas le seul à souffrir, Ismaël. Pense à ma pauvre amie Lia, son fils est né idiot. C’est encore pire, non ? Et le petit Ruben qui est devenu aveugle à cause de la volée de pierres qu’il a reçue. Et Rebecca, cette pauvre malheureuse, plus bossue qu’un chameau !
Ismaël – Je sais, je sais, ce n’est pas la peine de me faire la liste des malades de toute la ville. Je sais bien : Rebecca, l’infirme, le petit fils de mon ami au visage brûlé, le fils d’Anita sans jambes, l’autre sans bras… Et alors ? Tu trouves que c’est une consolation ?
La voisine – Bon, c’est vrai, on dit que le malheur des uns ne fait pas le bonheur…
Ismaël – … des autres oui, je sais, et tu trouves que c’est un argument consolant ? C’est sûr ! Il y a pire que mon fils Alexandre, il y en a bien d’autres qui souffrent plus que moi… Mais ça m’avance à quoi de savoir ça ? Ma douleur ne les soulage pas et la leur non plus.
La voisine – Mais, il faut se résigner, Ismaël.
Ismaël – Eh bien, je ne me résigne pas ! Là ! Non, non et non. Je ne peux pas supporter de voir mon fils de dix-huit ans comme une chiffe molle, non, c’est trop dur. Ses amis ne viennent plus le voir, ça leur fait pitié. Sa fiancée l’a laissé. Elle a peur. Me résigner à voir mon fils par terre comme un chien enragé ? Non.
La voisine – Il faut se résigner à la volonté de Dieu.
Ismaël – La volonté de Dieu ! C’est lui qui a envoyé cette maladie à mon fils ? Alors, pourquoi ? Peut-on le savoir, hein ? Pourquoi ?
Les amis qui venaient voir Ismaël ne manquaient pas. L’un d’eux avait un argument…
Un ami – Parce que tu es un grand pécheur, Ismaël. Et Dieu te punit en touchant là où ça fait mal. Voilà ce qui se passe.
Ismaël – Ah oui ? Alors, c’est cela la justice de Dieu ? Les pères mangent des raisins verts et ce sont les enfants qui grincent des dents. Qu’il me punisse, moi, s’il le veut ! Mais mon fils n’a rien fait de mal !
Un ami – ça, tu n’en sais rien. Personne n’est vraiment innocent aux yeux de Dieu.
Ismaël – Eh bien, si personne n’est innocent, qu’il nous punisse tous ensemble. Mais, pourquoi mon fils oui et le tien non ? Pourquoi, dis-moi, pourquoi ?
Un ami – Parce que Dieu fait ce qu’il veut. Et ce qu’il fait, il le fait bien. Qui es-tu, toi, pour demander des comptes à Dieu ?
Ismaël – A qui d’autre vais-je demander des comptes ? Si mon fils est malade, à qui la faute ? Dites voir, à qui la faute ?
Le rabbin, de passage, apporta de nouveaux arguments…
Le rabbin – Ce n’est pas la faute de Dieu, mon fils. Comment peux-tu parler comme ça de Dieu ? Dieu est bon. C’est notre père et il veut notre bonheur.
Ismaël – Mais s’il est si bon, pourquoi ne guérit-il pas Alexandre ? Je le lui ai demandé, je l’ai supplié jour et nuit. Il ne m’entend pas.
Le rabbin – Si, il t’entend, Ismaël, mais…
Ismaël – Mais quoi ? Il n’est pas Dieu ? Il n’y peut rien ? Pourquoi ne guérit-il pas mon fils si c’est en son pouvoir ?
Le rabbin – Dieu tire parfois un bien du mal…
Ismaël – Et ce ne serait pas plus facile pour lui d’ôter le mal ? On en finirait ainsi très vite.
Le rabbin – Nous sommes nous-mêmes la cause de beaucoup de nos maux et de nos souffrances. Regarde Saül, ce fou qui s’est pourri les entrailles à force de boire. Sa veuve vient maintenant dire que c’est la faute de Dieu !
Ismaël – Mon fils s’appelle Alexandre, pas Saül, il n’a jamais rien fait de mal, pourquoi est-il malade ?
Le rabbin – Qui sait, Dieu a ses projets ! Les chemins de Dieu sont mystérieux.
Ismaël – Et alors, il veut me faire taire avec tous ces mystères ? Eh bien non, m’entends-tu, non, je ne me tairai pas. Dieu n’a pas le droit de faire ça à mon fils. Tu dis que Dieu est père. Et il n’a pas le cœur serré de voir tant de ses enfants souffrir ? Quel genre de père est-il alors ? Il ne souffre pas lui, de voir mon fils se rouler par terre ?
Le rabbin – Dieu ne peut pas souffrir, Ismaël, parce que… parce qu’il est Dieu.
Ismaël – Alors, il n’est pas père, il n’est rien du tout ! Qu’il aille au diable !
Le rabbin – Tu ne sais pas ce que tu dis, Ismaël. Calme-toi…
Ismaël – Non, je sais très bien ce que je dis. J’ai prié jour et nuit et Dieu ne me répond pas. J’ai levé les yeux au ciel et je lui ai dit : Pourquoi ? Pourquoi maltraiter ainsi mon fils ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?… Si tu es méchant, fais-moi souffrir, moi, mais pas lui. Si tu es bon, pourquoi ne le soignes-tu pas ? Qu’est-ce que ça te coûterait, si tu peux tout ? Mais Dieu ne répond rien. Il est sourd. Il se bouche les oreilles.
Le rabbin – Allons, allons, Ismaël, rentre chez toi. Repose-toi un peu. C’est un mauvais moment à passer.
Ismaël – Oui, c’est un mauvais moment à passer pour moi, mais mon fils, Alexandre… Il sera toujours malade, lui. Toi, tu vas retourner à ton travail et mener ta petite vie, mais Alexandre sera toujours malade. Dieu va continuer à entendre les anges chanter là-haut. Mais mon fils, toujours malade et malheureux ici-bas ! Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Le rabbin – Sois patient, Ismaël. C’est tout ce que je peux te dire : patience et patience toujours.
Ismaël – Non. Garde ta patience, ça ne me sert à rien. Sois tranquille, je ne vais plus poser de question. Je connais la réponse. Tu sais pourquoi Dieu ne guérit pas mon fils ? Tu sais pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas, c’est tout ! Ne me regarde pas comme ça. C’est la seule excuse valable, il ne peut pas donner aux hommes puisqu’il n’existe pas. Voilà la vérité. Le ciel est vide. Et quand nous prions, la prière s’en va et nous retombe dessus comme les crachats qu’on lance en l’air.
Ce jour-là était un jour de marché dans le quartier de Dabbouriya. Pierre et Jacques, Jésus et moi, nous passions par là en redescendant de la montagne. Devant son étal, un homme d’un certain âge, les yeux cernés d’avoir beaucoup pleuré, nous montrait des sandales de cuir.
Ismaël – C’est du cuir, mes amis, regardez bien…
Près de lui, un grand jeune homme, les yeux angoissés, nous faisait signe de regarder ce qu’il exposait.
Ismaël – Deux deniers et affaire conclue. Allez, n’hésitez pas…
Alexandre – Aïe !…
Ismaël – Alexandre, mon fils, mon fils !
Le garçon avait fait un bond et était tombé sur l’étalage de fruits tout à côté. Il se tordait dans des spasmes. Ismaël, le père, essayait de lui écarter les dents et de lui mettre un chiffon pour qu’il n’avale pas sa langue.
Un ami – Pourquoi tu l’amènes au marché, bon sang ? Laisse-le chez toi, enferme-le ! C’est dangereux, nom d’un chien !
Ismaël – Ne dis pas de mal de mon fils, il est innocent. Maudis Dieu, c’est de sa faute, s’il est comme ça !
Jésus s’approcha alors du père du jeune homme…
Jésus – Depuis combien de temps a-t-il cette maladie ?
Ismaël – Depuis tout petit. Il a été bien pendant des années, mais maintenant…
Une femme – Ismaël, cet homme qui t’a posé une question, c’est le Nazaréen, celui dont on parle tant. On dit que c’est un prophète de Dieu et qu’il a déjà guéri plein de gens.
Ismaël – Un prophète ? Tu es prophète ? Tu t’adresses à Dieu ? Eh bien, vas-y, demande-lui de ma part : Pourquoi mon fils souffre-t-il, pourquoi, pourquoi ? (3) Pardonne-moi, mon vieux, c’est que… je n’en peux plus… Je suis fatigué. J’arrête de prier. Dieu ne fait pas cas de moi. Si tu es un prophète… Si tu peux faire quelque chose pour mon fils…
Jésus – As-tu la foi ? Crois-tu en Dieu ?
Ismaël – Je ne sais plus, je ne sais même plus si je crois ou non…
Jésus se pencha, s’agenouilla près du jeune homme qui respirait par saccades et lui épongea le visage couvert de sueur.
Jésus – Il y a toujours espoir, toujours.
Ismaël – C’est tout ? Tu ne me dis rien d’autre ?
Jésus regarda longuement le père du jeune homme. Il avait comme lui, les yeux pleins de larmes.
Jésus – Si je te disais que Dieu aussi souffre pour ton fils, le croirais-tu ? Lui aussi a des larmes plein les yeux en voyant la douleur de tous ces malades…. Tu n’es pas tout seul, mon frère. Dieu est avec toi. Il est à tes côtés, il te soutient. Je ne sais quoi te dire d’autre. Allez, transportons-le chez toi. On va le coucher pour qu’il se repose. Allez, il est déjà plus calme.
Ismaël – Mais, il va avoir d’autres attaques, non ?
Jésus – Même dans ce cas, l’espoir est toujours possible.
Jésus aida le vieil Ismaël à relever son fils et à l’accompagner jusque chez lui. Ensuite, il prit Alexandre par les épaules et s’en alla en silence. Le père marchait sur le chemin poussiéreux qui passe par le village de Dabbouriya, près du mont Thabor.
Matthieu 17,14-21; Marc 9,14-29; Luc 9,37-43.
Commentaires :
Au pied du mont Thabor se situait Dabbouriya, petite ville appartenant aux Israélites de la tribu de Zabulon. Elle portait ce nom en souvenir de Déborah, la prophétesse et “mère d’Israël”, qui avait agi comme juge dans les premiers temps de l’histoire du peuple et avait gagné des batailles pour sa patrie. Son cantique de victoire (Juges 5, 1-31) est une des œuvres maîtresse de la littérature hébraïque. Actuellement, Dabbouriya est un petit village habité par des Arabes.
Dans la description que font les évangiles sur les symptômes de la maladie du garçon que Jésus a trouvé en descendant du mont Thabor, on peut voir qu’il souffrait d’épilepsie, maladie totalement inconnue de ce temps-là. Les malades qui en souffraient étaient particulièrement craints. Ne sachant d’où pouvait venir la maladie, face à elle, la situation était angoissante. Le plus souvent on attribuait cette maladie au démon. On parlait aussi d’un châtiment de Dieu pour un péché secret du malade ou d’un membre de sa famille.
Cinq cents ans avant Jésus, un auteur anonyme a écrit un des plus beaux livres de la Bible, le Livre de Job. On y raconte l’histoire d’un homme bon qui avait souffert de toutes sortes de calamités. Les pages du livre recueillent ses interrogations devant la douleur qu’il considère comme absurde, injuste, imméritée. Dans cette crise, Job affronte plusieurs de ses amis qui lui font de pieuses remarques pour essayer de le résigner. Job ne se laisse pas convaincre et affronte Dieu qu’il rend responsable de ses maux.
Le personnage de Job, qui se rebelle devant la souffrance et interpelle Dieu, est une véritable révolution dans la pensée religieuse d’Israël. Jusqu’alors on croyait que l’homme recevait sur la terre soit la récompense soit la punition pour ce qu’il avait fait. Tout allait bien pour le bon, il était heureux et prospérait. Le méchant était tôt ou tard touché par les échecs et la souffrance. Le Livre de Job est venu contredire complètement cette idée. Son thème se résume en une seule question inquiétante : Pourquoi les bons souffrent-ils ? Quel sens a la douleur des innocents ? Tout au long des 38 chapitres et de toutes les façons possibles, Job pose et repose la même question. A partir de ce livre, la réflexion du peuple d’Israël varie du tout au tout sur la douleur, la responsabilité individuelle et les projets de Dieu. Le cas de Job a ouvert la voie théorique qui permet de penser à une possible immortalité, une transcendance de la vie humaine au-delà de cette vie terrestre.