5 – LES ROSEAUX BRISES

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La voix du prophète Jean tremblait dans le désert de Juda et résonnait dans le cœur des foules qui venaient l’écouter sur le bord du Jourdain. Jean annonçait un monde nouveau dont nous rêvons tous.

Le Baptiste – Le feu du Seigneur nettoiera les crimes et les abus qui couvrent la terre comme une lèpre ! Et Dieu fera alors des choses merveilleuses, des choses dont on a encore jamais entendu parler. Il créera un ciel nouveau et une terre nouvelle et là, enfin, règnera la justice. Il n’y aura plus ni pleurs ni plaintes…

Pendant que Jean parlait, Jésus nous laissa et se mit à marcher. Il s’éloigna de la rive bondée du Jourdain et alla là où il y avait moins de monde. André et moi, nous nous regardâmes et nous nous mîmes à le suivre. Je me souviens qu’il était quatre heures de l’après-midi.

Jean – Où peut-il aller celui-la maintenant, André ?

André – Je n’en sais rien. Il doit vouloir aller prendre l’air. Ici, il n’y a plus moyen de respirer. Dis-moi, Jean, qu’est-ce qu’il faisait, d’après Philippe ? Il travaillait dans quoi déjà ?

Jean – Bah, il a dit que c’était un homme à tout faire, t’imagine, dans un trou comme Nazareth il ne doit avoir grand travail. Là-bas, même les rats meurent de faim… At… at… choum !

J’ai éternué et Jésus a regardé derrière lui et il a vu que André et moi, on le suivait.

Jésus – Bigre ! Je ne vous avais pas entendus.

Jean – Atchoum ! Nom d’une pipe !… J’ai attrapé un rhume quand je me suis plongé dans le fleuve pour le baptême… Ah… Ah ! en sortant il y avait un petit air frais qui… atchoum ! Nom d’une pipe !

Jésus – Et où allez-vous comme ça ?

André – Et toi, où vas-tu ?

Jésus – A vrai dire, je ne vais nulle part. Il fait trop chaud là-bas. Et les moustiques vont nous bouffer. Je suis sorti faire un tour…

André – Tiens ! Ben, nous aussi…

Jean – Pierre a raison. Cette petite odeur de fleuve, ça rend malade. Ici, au moins, on peut respirer.

André – Oui, c’est vrai, il commence à faire chaud…

Jean – Non, je dirais plutôt que ça devient le four de Babylone.

André – Bon… c’est une chaleur qui… hum !…

Jésus – Ecoutez, on pourrait peut-être s’assoir un peu là-bas sous ces palmiers ?

Jean – Bonne idée, Jésus, parce que… avec cette chaleur…

Tous les deux on voulait parler avec Jésus. Mais, bien entendu, pas sous cette chaleur. Je ne sais pas, j’ai l’impression que ce grand brun nous a paru sympathique dès qu’on l’a vu avec Nathanaël et Philippe. On voulait en savoir davantage sur lui.

Jean – Philippe nous a dit que tu es un homme à tout faire… C’est quoi au juste ? Tu es maçon ?

Jésus – Maçon, non… bon, maçon, peut-être un peu… et forgeron, charpentier… Un bricoleur, on va dire. Je fais tout ce qui se présente. A Nazareth, c’est un peu difficile d’avoir un métier bien défini. Et vous, vous êtes allés par là-bas ? C’est tout petit. Il faut avoir les yeux bien ouverts et accepter tout ce qui vient.

André – Mais, toi… tu vis avec qui ? Tu es marié ?

Jésus – Non, moi non. Je vis avec ma mère.

André – Et ton père ?

Jésus – Bon, il est mort, ça fait longtemps, je devais avoir autour de 18 ans.

Jean – Et tu ne penses pas à te marier ?

Jésus – Eh bien ! vois-tu, j’ai connu un fille… Mais, comme te dire… je ne voyais pas bien…

Jean – Oui, j’imagine. Là-bas à Nazareth, avec quatre pelés et trois tondus, ça doit être difficile de trouver chaussure à son pied. Ce que tu devrais faire, c’est de venir à Capharnaüm. Là, la vie est toute différente. Il y a du boulot, il y a plus d’ambiance.

Jésus – Vous autres, les quatre, là, vous êtes pêcheurs, non ?

André – Oui, nous avons une affaire avec Zébédée, le père de celui-ci, un sale caractère, ce diable !

Jean – Eh ! dis-donc, le freluquet, ne te mêle pas du père des autres. Laisse le mien tranquille !

André – Bon, Jésus, mais toi… toi, au fond, tu es prêt à faire n’importe quoi… et, c’est tout ?

Jésus – Comment ça “c’est tout ? C’est déjà pas mal ! Ecoute, tu sais ce que c’est que de sortir tous les jours pour chercher du boulot ?… Ce n’est pas facile, tu sais ?

André – Non, bien sûr, je ne dis pas… non. Tu sais bien… le mouvement ? A Nazareth, ça ne fonctionne pas ?

Jésus – Vous êtes des Zélotes ?

Jean – Non, nous non. Bon… si, je veux dire… Le mouvement est le seul espoir qui nous reste pour se débarrasser de ces maudits Romains ! Tu ne crois pas, Jésus ?

Jésus – Je ne sais pas, franchement, je n’en sais rien.

Jean – Comment ça, tu n’en sais rien ? Là-dessus, il faut se tenir au courant !

Jésus – Oui, Jean, mais…

Jean – Il n’y a pas de mais… Il faut se tenir au courant.

Jésus – D’accord. Mais il faut savoir aussi quel est l’animal qui marche sur la tête, et tu ne le sais pas.

Jean – Comment ça ?

Jésus – Quel est l’animal qui marche sur la tête.

Jean – Je ne sais pas… C’est quoi ?

Jésus – Le poux !

Jean – Comment ça le poux ? Ah ! oui, le poux marche sur ma tête à moi ! Elle est bien bonne, celle-là !

Jésus – Et toi, André, je suis sûr que te ne sais pas en quoi se ressemblent un Romain et un poux ?

André – Un poux et… un Romain ?

Jésus – Enfin, voyons, c’est que les Romains aussi nous marchent sur la tête !

Jean – Et ce sont des sales bêtes pareil ! Elle est bien bonne… Vas-y, racontes-en une autre.

Je me souviens de ce jour-là comme si c’était hier. Je ferme les yeux et je vois encore Jésus devant avec ce grand sourire qui séduisait tant de nos amis. Avec trois ou quatre blagues, des histoires bien racontées et la confiance qu’il avait à nous partager ses soucis, tout ce qui le tracassait en lui et qu’il l’avait amené jusqu’à Jean le Baptiste… C’était comme si on se connaissait depuis toujours. Je ne sais pas, le brunet… c’était un de ces types que tu rencontres une fois et que tu n’oublies plus jamais.

Jean – Quand je vais raconter ça à Pierre !

André – Et d’où tu sors toutes ces histoires, Jésus ?

Jésus – Bah ! comme à Nazareth les nuits sont longues, on se regroupe entre amis et on invente des histoires ou bien on raconte des légendes… Rien que pour tuer le temps, tu comprends ?

André – Et alors, qu’est-ce que tu vas faire ? Retourner à Nazareth pour continuer à tuer le temps ?

Jésus – Bon, c’est ça que je ne sais pas. D’un côté j’aime bien cette vie-là. Mais, je m’inquiète pour ma mère qui se retrouve

André – De fuir quoi ?

Jésus – Fuir non… Je ne sais pas, voyager, aller à Jérusalem, connaître le monde, tu comprends ?

Jean – Eh bien, fais comme Philippe. Achète-toi une petite carriole et une corne et vas vendre des amulettes ou des babioles comme ça dans les villes.

Jésus – Mais ça doit être ennuyeux, non ? Je ne sais pas, moi, j’aimerais faire autre chose. Quand j’entends le prophète Jean, je me dis : Cela vaut la peine, cet homme aide les gens. Tandis que moi, qu’est-ce que je fais pour les autres ?

Jean – Et moi, qu’est-ce que je fais ? Et ce freluquet ? Bah ! Nous ne sommes tous que des pauvres types ! Ecoute, toi qui parles si bien, tu pourrais te trouver une peau de chameau et te mettre à baptiser sur le bord du fleuve à un autre endroit… Vas-y, allez, fais-toi prophète !

Jésus – Ne dis pas de bêtises, Jean. Tu crois que j’ai une tête de prophète ? Un paysan comme moi qui n’a pas étudié les Ecritures et dont les genoux tremblent quand c’est son tour de lire à la synagogue.

Jean – Tu parles, il y a un commencement à tout. On s’habitue à tout. Moi, au début, la mer me faisait peur. Et ça fait plus de quinze ans que je tire sur les filets dans le lac !

André – ça ne te dit rien de devenir pêcheur comme nous, Jésus ?

Jésus – Si, mais… je ne sais même pas nager. A la première occasion, on va me retrouver noyé !

Jean – Non, voyons, viens à Capharnaüm. Il n’y a que les chats qui ont peur de l’eau.

Jésus – Eh bien, si tu savais… hier soir, j’ai rêvé à la mer.

André – Ah ! Oui ? Raconte, raconte-nous ce rêve.

Jésus – C’est un rêve bizarre. ça m’inquiète. Ecoutez, j’étais comme là, face à la mer. Alors de l’eau est sorti le prophète Jean. Il m’a regardé, m’a montré les roseaux sur le bord et il s’est éloigné jusqu’au désert. Je ne le voyais plus.

André – Et alors ?

Jésus – Après, il s’est levé un grand vent qui secouait les roseaux du bord, les cassait en deux… Et puis, il y a eu un tourbillon et j’ai senti que le vent m’entraînait par les cheveux comme lorsque Jean agrippe ceux qui vont être baptisés et il m’a emporté et m’a conduit jusqu’aux roseaux tout cassés.

Jean – Et qu’est-ce que tu as fait ?

Jésus – Je me suis mis accroupi et j’ai commencé à les redresser. Beaucoup étaient cassés. Je les relevais un à un. C’était un travail difficile mais ça me plaisait, j’étais heureux. Et puis, je me suis réveillé.

Jean – Bon, mais, pourquoi es-tu préoccupé par ce rêve ? C’est d’un ennuyeux ! Tu es meilleur en blagues.

Jésus – Mais j’étais content de redresser les roseaux cassés, je me sentais heureux, je ne m’étais jamais senti aussi heureux.

Jean – Bon, d’accord, chacun se divertit comme il peut…

Jesus – Non, le problème c’est que le prophète Jean était en train de parler tout à l’heure des cieux nouveaux et d’un terre nouvelle, j’ai ressenti la même joie. Je me suis souvenu de mon rêve.

Jean – Je crois qu’à force d’écouter Jean le Baptiste, avec le Messie par ci, la libération par là, nous nous sommes tous mis à rêver de ça. Par la tignasse de ce Jean, ce Libérateur doit un grand monsieur ! C’est lui qui va faire une terre nouvelle. Vous savez comment j’imagine la terre nouvelle du Messie, moi ? Tout d’abord, sans Romains. Ceux-là, dehors. Sans eux les impôts et les abus prennent déjà fin. Dehors Hérode également avec tous les siens… Sacrebleu ! Ceux-là, il faut tous les écraser ! Dehors aussi tous ces publicains de malheur, ces traîtres à la patrie !

Jésus – Ecoute bien, sur la terre il y a de la place pour tout le monde et toi, tu ne fais que mettre les gens dehors.

Jean – Le prophète a bien dit : Le Messie brûlera toute la pourriture et arrachera les vieilles branches jusqu’à la racine.

Jésus – Et mes roseaux pliés en deux, presque cassés ?

Jean – Que veux-tu faire de roseaux cassés ? Je ne crois pas que le Messie se mette à les redresser comme toi dans ton rêve.

André – Ecoute, Jésus, comment imagines-tu cette terre nouvelle ?

Pierre – Eh, où êtes-vous ? Où vous êtes-vous fourré ?

André – C’est mon frère, Pierre. Il crie parce qu’il nous cherche.

Pierre – Eh ! les gars de Capharnaüm ! Vous êtes où ?

Jean – Ici, Pierre !

Pierre – Mais où étiez-vous fourré tout ce temps-là ?

André – Nous étions en train de parler du Messie…

Jean – Ecoute, gros pif, ce brunet de Jésus connaît plein de blagues !

Pierre – Bah ! Tu parles, des blagues ! Ici, il faut profiter du temps. Nous descendons au fleuve chercher un coin à écrevisses. Nathanaël a fait une soupe qui est… hum ! Vous n’avez pas faim ? Allez, venez.

Jésus – Ecoute, Pierre, c’est comme ça que tu t’appelles, Pierre ? J’y ai pensé hier. Je n’avais jamais entendu ce nom-là.

Jean – Tu parles, il s’appelle Simon !

Jésus – Et pourquoi vous l’appelez Pierre ?

Pierre – Ah ! Jésus, c’est toute une histoire… Vous lui avez dit un mot du mouvement ?

Jean – Bon, tu sais bien. Celui-là se met dans toutes les affaires et les agitations. C’est un agitateur, un lanceur de pierres. C’est pour ça qu’on lui a donné le surnom de Pierre : Pierre-lanceur de pierre, tu vois ?

Jésus – Ah bon, tu es Simon et c’est pour ça qu’on t’appelle Pierre.

Pierre – Allez, arrêtez de dire des choses sur moi et allons avec les autres prendre la soupe d’écrevisses… Le fumet arrive jusque-là ! Hum… Allez, au travail, les amis !

La nuit tombait sur Betabara. Le bord du fleuve commençait à être couvert de petits feux et toute la campagne sentait la nourriture fraîchement cuite. A vrai dire André et moi, nous ne comprenions pas encore très bien le rêve qui avait tant impressionné Jésus. Maintenant que je suis vieux, je me souviens de ce jour-là où Jésus à commencer à être mon ami et loin de cette terre où j’ai connu le brunet, et tout est clair. Les anciens écrits d’Isaïe l’annonçaient déjà : Il redressera le roseau froissé et n’éteindra pas la mèche qui fume encore.

Jean 1,35-39

Commentaires :

1. Tous les peuples de l’antiquité attribuaient une grande importance aux songes, croyant qu’ils permettaient à l’homme de se mettre en contact avec Dieu et annonçaient leur avenir. En Israël, cette croyance était très répandue et on donnait une signification spéciale à des rêves bien précis. Dans les Ecritures, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, on raconte quelques rêves, révélateurs de l’avenir ou des plans de Dieu sur des hommes ou des femmes déterminés (Genèse 27, 5-10) ; Daniel 7, 1-28 ; Matthieu 1, 18-25). Le rêve que Jésus raconte à Jean et André transmet une belle prophétie messianique (Isaïe 42, 1-4).